Fromagerie de Saint-Georges-des-Groseillers (61)

Facture-L-Martin (St Georges 1929nv)

FROMAGERIE DE SAINT-GEORGES-DES-GROSEILLERS par Gérard Clouet.

Voilà une laiterie fromagerie qui en plus de 80 ans est passée entre les mains de 4 grandes familles de fromagers

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SON CRÉATEUR LUCIEN MARTIN (1863-1927) a commencé à fabriquer du fromage dès 1891 au « Bois de Flers » à Flers (61)*1.  Puis en 1893, il loue les bâtiments d'une ancienne filature de coton à Cambercourt sur les communes de Berjou (61) et Saint Denis de Méré (14), et il y crée avec Romain Lecocq une fromagerie*1. Après son acquisition  en 1901 par la Société Laitière des Fermiers Normands (SLFN) il en assure cependant la direction avant de quitter Berjou après 1906, pour prendre la direction de la fromagerie de la Société Laitière des Fermiers Normands de Bernières d'Ailly dans le Calvados. Il y est recensé en 1911 en même tant que  son gendre René Lefèvre qu'y est fromager.

En 1914, il  s'installe dans l'Orne à Saint-Georges-des-Groseilliers et fonde une fromagerie au village de «la Fosse» où l'activité dominante des années passées avait été la blanchisserie. Il y  dispose d'une source d'eau potable nécessaire pour créer une fromagerie. Le lait est fourni en partie par les fermes dont Lucien Martin est propriétaire et pour le reste fait l'objet d'un ramassage par des carrioles dans les fermes des environs. Parallèlement à la création de la laiterie fromagerie de Saint Georges des Groseilliers, Lucien Martin crée ou achète des fromageries à Ernes et Frénouville dans le Calvados. Il décède au château de Vimont (14) en 1927 à 64 ans.

 

Etiquette lucien martin st georges nv  Serie aux groseilles 17-2nv Serie aux groseilles 30nv

SON SUCCESSEUR RENÈ LEFÈVRE (1885-1962) est son gendre. Originaire d'Ouilly le Basset (14), où son père exerce le métier de bonnetier, René Lefèvre est chef de hâloir *2 à la fromagerie de Berjou (61).  Il y rencontre Yvonne Martin (1888-1978) la fille de Lucien qu'il épouse en 1906. Il  déclare à cette occasion exercer le métier palefrenier, profession qui figure également sur sa fiche militaire. C'est sans doute ce qui lui vaut lors de son incorporation en octobre 1906 d'être affecté au 7ème régiment de cavalerie à la caserne Richepanse de Rouen . Le jeune  couple part  donc pour le Petit Quevilly où naissent leurs deux premiers enfants:Lucienne en 1907 et Renée en 1908. Libéré de ses obligations militaires en septembre 1908, il rejoint le Calvados et s'installe à Bernières d'Ailly où deux nouveaux enfants voient le jour: Marcel en 1910 et  Guy en 1911. Il y est embauché en tant que  fromager par la Société laitière des Fermiers Normands, fonction qu'il occupe toujours lors du recensement de 1911 et ce probablement jusqu'à la déclaration de la guerre.

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Mobilisé en août 1914, il est affecté d'abord dans un escadron territorial de cavalerie légère à Evreux puis  versé au 3ème escadron du train en 1917 .  Libéré en février 1919, il rejoint Ernes puis quelques mois plus tard Saint Georges des Groseilliers à La Fosse.

Personnel fromagerie de St-Georges des groseillers1920 1nv

Une photo carte postale de 1920 montre René Lefevre, sa femme Yvonne et leur fils Guy au centre de la vingtaine d'employés de la fromagerie.

Le recensement de 1921 confirme qu'il est à cette époque en charge de la direction du site et emploie 31 personnes . En 1926 le personnel est constitué de 6 fromagers , 8 laitiers auxquels il faut rajouter le couple Lefèvre et ses 3 enfants les plus âgés. Une cuisinière assure la restauration du personnel logé et nourri sur place . Un chauffeur et un palefrenier complètent le dispositif laissant à penser que dans l'immédiat après-guerre, la collecte du lait se fait encore aux alentours au moyen de carrioles .

Après le décès de son beau-père en 1927 la fromagerie de Saint Georges des Groseilliers revient à Yvonne et René Lefèvre. Il se présente aux élections municipales de 1929 en tant que «membre du bureau de bienfaisance». Il dépose  en juin 1930 au tribunal de commerce d'Alençon la marque de camembert « Le Rose Mousse» qui deviendra par la suite «La Rose Mousse». Mais l'une des marques les plus fameuses qui ont fait la renommée de René Lefèvre est celle aux deux groseilles à maquereau. Cette illustration qui est sensée évoquer Saint Georges «des Groseillers» a fait, en douce, beaucoup jaser le personnel quand à leur ressemblance avec des pièces anatomiques masculines que, à l'instar de la chanson «Le Gorille» de Georges Brassens, «rigoureusement ma mère m'a interdit de nommer ici». En 1931 l'installation de Saint Georges des Groseilliers est qualifiée de  «laiterie industrielle» et en 1937  chaque jour 3000 camemberts sont  produits par 25 employés*3 dont  une partie tout au long des années 30 est issue de la communauté polonaise de Potigny (14) notamment en ce qui concerne les saleuses. Le lait est collecté aux alentours  avec des camions à ridelles.

Rene lefevre 08 1927nv

L'essentiel de la production est vendue à des mandataires de Paris. Chaque mois René Lefèvre  se rend à Paris pour en faire la tournée. Une facture de 1939 atteste que des exportations sont organisées en direction de  Bruxelles où la vente est assurée par un dénommé Roisseleu. L' attitude de René Lefèvre pendant la seconde guerre mondiale lui vaut un hommage inattendu. En effet, Émile Banis, militant communiste et ancien résistant fait en janvier 1945 la proposition au maire de Flers de donner le nom de René Lefèvre à une rue. Il motive sa demande en arguant que celui-ci « n'a pas fait du commerce avec les allemands, mais au contraire, ravitaillé la population civile à des prix relativement bas». Il suggère « le choix de la rue Saint Georges […] car c'est certainement cette voie qu'ont dû prendre, pendant l'occupation,  les camemberts destinés à notre localité».*4 Cette proposition est restée sans suite et, à ce jour, aucune rue de Flers ni d'ailleurs de Saint Georges des Groseillers ne rappelle le nom de René Lefèvre......

La famille Lefèvre possède par ailleurs 3 fermes, dont une  d'environ cent hectares sur la commune de Saint Georges au moulin de «La Riptière». Celui-ci est équipé d'une turbine produisant de l'énergie contribuant aux besoins de  la fromagerie. La seconde est à Athis au lieu dit «L'Aunaie d'Ernes».Et la dernière la ferme de «La Mansonnière» à Saint Pierre La vieille à proximité du moulin de Cresme. Elles servent à l'élevage des porcs nourris avec les sous-produits des fromageries. Son premier fils Marcel Lefèvre (1910-1967)  apprend le métier  à Saint Georges et à Berjou avant de prendre quelques années plus tard la direction de la fromagerie du moulin de Cresme à Saint Pierre-La-Vieille achetée vers 1946 à Emile Montcuit. Son autre fils Guy après un passage à la fromagerie au sortir de la seconde guerre mondiale prend en charge la gestion de la Ferme d'Athis.

René Lefèvre a laissé dans sa famille le souvenir d'un personnage au caractère pour le moins bien trempé. Et son arrière petit-fils Bruno a en mémoire cette anecdote qui se raconte encore au sein de la famille : « Au début des années 50, une épidémie de grippe a terrassé l’équipe de mouleuses et de mouleurs de la fromagerie de Saint-Georges. Mon arrière-grand-père, René Lefèvre a donc appelé son fils Marcel, fromager au Moulin de Cresme à Saint-Pierre la Vieille en sollicitant un coup de main et un prêt de personnel pour transformer le lait collecté. Mon grand-père confia donc à son fils Jean-Pierre (mon père donc! ) la tâche d’accompagner 4 ou 5 salariés du Moulin de Cresme à Saint-Georges. Mon père, âgé d’à peine 20 ans, se chargea de trouver (ou de désigner?) les volontaires et il les accompagna en camion jusqu’à Saint-Georges. Cela lui prit évidemment un peu de temps et voici le message de remerciements qu’il reçut de son grand-père René à son arrivée à Saint-Georges : « Ah, te voilà enfin ! Tu sais, Jean-Pierre, lorsque j’aurai la mort à envoyer chercher, c’est toi que j’enverrai car…elle ne viendra pas vite !!!... ».

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LE REPRENEUR HENRI VALLÉE : René Lefèvre avançant en âge lui propose la vente de sa fromagerie. L'accord est conclu le 01 02 1953*5, et Henri Vallée fils qui a tout juste 19 ans, s'entend dire par son père: «Dans un mois tu prends la direction de Saint Georges....».  Une fois les travaux de modernisation menés à leur terme pendant les trois premiers mois, Henri se retrouve à la tête d'une trentaine d'employés. La production passe rapidement à 5 voire 6000 camemberts par jour. Le lait nécessaire à la fabrication est collecté par 5 chauffeurs dans les communes autour de Flers : Aubusson, Caligny, Echalou, La Selle, la Forge, La lande Patry. Landisacq, Messei, Montilly. Appelé sous les drapeaux en juin 1954, Henri laisse la direction à son frère Louis tout juste âgé de 18 ans. Libéré de ses obligations militaires, il reprend son poste 30 mois plus tard.

L'aire de collecte du lait est étendue aux secteurs de Chanu, Ger, Landigou, en évitant d'empiéter sur les aires de collecte spécifique de la laiterie de Berjou achetée en 1955, dirigée par Louis Vallée à son retour du service militaire, et de celle de la maison mère au «Grand Béron» à Clécy, mais aussi celle de Gillot de Saint Hilaire de Briouze.

En 1972, elle emploie 35 personnes, et fabrique 2 400 000 camemberts vendus en France, et à l'export en Belgique et en Allemagne. En 1989 elle compte 43 employés. *6

Saint georges des groseillers lavage des bidons

Saint-Georges des Groseillers, lavage des bidons (cliché Air Liquide)

La production s'organise donc entre les «3 Vallée» de Clécy, Berjou et Saint-Georges-des-Groseillers. Si les productions sont similaires, chaque fromagerie du groupe a son champ de spécialité.

Jusqu'en 1991 la fromagerie de Saint Georges fabriquait 8 à 9000 camemberts/jour pour l'essentiel en AOC. Puis elle s'équipe d'une chaîne mécanisée pour la production des camemberts au lait cru. Elle utilise le procédé de moulage spécifique dont le mode opératoire consiste à retourner «l'ensemble bassine-bloc-moule.Le moulage est obtenu par transfert et non par retournement. L'avantage de ce procédé que l'on peut qualifier de doux est de pouvoir fabriquer par un process mécanisé des camemberts de qualité physico-chimiques et organoleptiques équivalents aux «véritables camemberts traditionnels» ( moulés à la louche à partir de lait cru). L'objectif n'est pas l'obtention de produit devant bénéficier de l'appellation d'origine. Outre le fait qu'il respecte le travail de la matière, cet équipement répond aux objectifs industriels de gain de matière, d'amélioration des écarts de poids, et de gain de main d’œuvre »*7.Cette chaîne permet la  production de 20 000 camemberts/jour mais qui ne bénéficient plus de l'AOC.

Saint-Georges-des-Groseilliers produit aussi la crème de consommation pour le groupe Vallée à raison de 8 à 10 000 litres par mois, distribuée dans les circuits du commerce traditionnel et en grande distribution. Elle a aussi en charge la flotte de semi-remorques utilisés par Vallée SA  pour les expéditions. En tant que de besoin ces 7 à 8 semi-remorques sont suppléés par le recours à des transporteurs.   La modernisation permanente nécessaire   des activités du groupe Vallée SA conduit à regrouper les fabrications au siège au Grand Béron.  Au début des années 70, tout en continuant à assurer la direction générale de Saint Georges, Henri Vallée prend en charge la direction commerciale du groupe Vallée à Clécy. Pendant plus de 20 ans il fait la navette entre ses deux bureaux. Son frère Louis qui assume déjà la direction technique de Berjou, Champsecret, Carel et Jort prend donc aussi celle de Saint Georges ainsi que les relations interprofessionnelles . En 1991 - année du bicentenaire de «l'invention du camembert»- la fromagerie de Saint Georges collecte de 50 à 60 000 litres de lait chaque jour et produit  quotidiennement 20 000 camemberts soit de l'ordre de 5 000 000 par an.  Au concours général de l'agriculture de 1995 elle obtient une médaille d'argent pour son camembert Vallée jaune.

Henri prend sa retraite en 1993 et son frère Louis en 1996. 

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Plus de 80 ans après sa création Bruno Lefèvre, l'arrière petit-fils de René et l'arrière arrière petit fils de Lucien Martin prend la direction industrielle de la fromagerie de Saint Georges des Groseilliers jusqu'en octobre 1998. Il y retrouve ainsi Mr Couillard un employé qui avait été embauché par son arrière-grand-père René Lefèvre. Pour l'anecdote, François Morel, l'acteur et humoriste originaire de Saint-Georges dont l'oncle Marcel Vivier était employé à la fromagerie, y a effectué à plusieurs reprises des «jobs» d’été.

La fabrication d'un camembert bio est initiée à Saint-Georges avant d'être transférée à Clécy puis plus tard à Sainte-Cécile dans la Manche.

En 1997 la crème pasteurisée fabriquée à Saint Georges est récompensée par une médaille d'or au Concours Général de l'agriculture à Paris.

LA FERMETURE : Vallée S.A. est repris par le groupe Lactalis en octobre 1997 qui prend la décision de fermer  le site de Saint-Georges-des-Groseilliers en 1998 alors qu'il employait entre 40 et 50 personnes issues des localités voisines.*8

Sources

*1 Voir Notice Berjou du même auteur

*2 Archives Lavalou  année 1905 247J  AD 61

*3 La France économique & financière 1937

*4 Banis Emile a lancé en juillet 1944 le journal L'Orne Combattante.

*5 L'esprit camembert Gervais-Roger Gervais Editions Cheminements 2005. P 96.

*6 Patrimoine industriel de l'Orne 1994.Fiche n° 238. La production indiquée dans cette fiche est erronée. Elle est 10 fois supérieure au chiffre mentionné.

*7 Revue Process. P24. Juin 1991.

*8 Ouest France 21-10-1997.

Entretiens avec Henri Vallée, Jeanne Louvet ( Lefèvre) 2016, Bruno Lefèvre 2017.
 

Gérard Clouet [Camembert-Museum, 1ère publication le 11 septembre 2018]

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 07/12/2021