Historique de la fromagerie Toutain Auguste (14)

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LAITERIE-FROMAGERIE AUGUSTE TOUTAIN [CONDÉ-SUR-IFS]

Auguste Toutain est né en 1869 à Condé-sur-Ifs. Propriétaire exploitant, cultivateur et fabricant de fromages, il épouse en 1898 à Sainte-Marguerite-de-Viette, Hélène JEANNE (1872-1955). Le couple aura un enfant, Charles Victorien Ernest Toutain (1899-1945). En 1912, Auguste Toutain est élu maire de Condé-sur-Ifs, il le restera jusqu'en 1925. Selon le recensement de 1921, la famille Toutain emploie Huet Louise, originaire de Fierville-la-Campagne, en tant que domestique, ouvrière agricole. Au recensement de 1926, Auguste Toutain et son épouse sont sans profession, Leur fils est marié avec une demoiselle Robine, née en 1901 et originaire de Rouvres, le couple emploie deux ouvriers dont un belge. Auguste Toutain Décéde en 1929, à l’âge de 60 ans à Condé-sur-Ifs.

Entretien avec Madame Toutain, ancienne fabricante de camembert à Condé-sur-Ifs (14) : "Mon père avait à l’époque une ferme importante. En 1902, il décida de faire, comme beaucoup d’autres gros agriculteurs des fromages en grande quantité pour les revendre sur la région parisienne et le nord. Il modifia, avec l’aide d’un voisin, une partie des dépendances, pour en faire une fromagerie. L’installation fut faite dans les règles de l’art, par une maison spécialisée de Flers. Nous avons commencé la fabrication non sans difficultés. Nous étions trois employés avec le voisin, et nous nous sommes retrouvés à deux, car mon époux était souffrant. La nuit, il fallait se lever pour retourner les fromages, régler les hâloirs et surveiller la température. Les dimanches et les jeudis, il y avait souvent des jeunes garçons du village qui venaient nous rendre de petits services. Les plus petits restaient là à nous regarder avec de grands yeux éblouis. Le brossage journalier des pots à collecte, nos grandes blouses grises et nos bottes apportaient au spectacle une dimension parfois peu ordinaires. Certains enfants, étaient payés ou nourris pour aller chercher des paillots, s’occuper du cheval, laver les bidons. C’était devenu, en quelques années, le centre actif du village. Dans certains cas, c’était de l’exploitation".

"Notre entreprise à nous, restait très familiale, mais il y avait aussi des domaines avec un maître, ses élevages et ses herbages. Le contremaître considérait souvent ses ouvriers comme des pauvres d’esprit. Situés au bas de l’échelle sociale, ils vivaient au fond des campagnes, sans confort, et étaient payés le moins possible. On les nourrissait à l’usine, et on leur distribuait des gratifications en alcool. En 1910, avec le syndicat, la plupart des ouvriers devinrent spécialisés. Nous, nous ne prenions pratiquement jamais de vacances. Il fallait travailler même les dimanches car les fromages n’attendaient pas !"

Article paru dans Histoire Industrielle de juillet 1909 intitulé « Fromage de Camembert » que nous a adressé M. Philippe Toutain :

« Nous avons dit, déjà, quelle admirable et riche contrée forme le département du Calvados au point de vue agricole. L’élevage y a acquis un développement exceptionnel et c’est là que l’on trouve ces fermes modèles d’où sortent les produits les plus réputés. A côté de l’industrie proprement dite qui nous montre sans cesse ses ressources, il nous faut admirer la prodigieuse fécondité de ce sol généreux et enregistrer tout le parti qu’on a su tirer de cette luxuriante nature. En raison même de ses relations directes avec l’agriculture, ce n’est pas dans une de ces belles et pittoresques cités du département que nous irons étudier la production du camembert ; mais , nous souvenant que l’Exposition de Liège en 1905, a décerné un grand prix au « Délicieux  Camembert» et puisque celui-ci malgré ses incontestables facilités de déplacement n’est pas venu au devant de nous, c’est nous qui sommes allés le trouver dans son hâloir. La promenade, d’ailleurs, est fort jolie, à travers les magnifiques pâturages qui s’étendent à perte de vue, de la gare de Mézidon à Condé-sur-Ifs. Quelle splendide nature ! Que de richesses sont amoncelées dans ce coin de Normandie, qui iront dans toutes les parties du monde porter le nom prestigieux de la contrée la plus fertile de la France. Condé-sur-Ifs est une petite localité de 344 habitants située au nord-est et à 18 kilomètres de son chef-lieu d’arrondissement Falaise, et à 16 kilomètres à l’est de son chef-lieu de canton, Bretteville-sur-Laize. On y remarque un menhir appelé « la Pierre Cornue » dont nous donnons ici la reproduction, d’après une photographie de Fillion à Lisieux. La personnalité qu’on y aperçoit est Monsieur Auguste Toutain, chevalier du Mérite Agricole, accompagné de son jeune fils Victorien âgé de 10 ans et qui le 28 mai dernier, a accompli un acte de grand courage en sauvant, au péril de sa vie, un jeune camarade tombé dans le Laizon, tandis que tous deux se promenaient au bord de la rivière. L’endroit était très profond, et, sans soucis du danger qu’il courait lui-même, le brave enfant fut assez heureux pour arracher à une mort certaine son petit ami. Sauveteur à dix ans ! Ce sang-froid et cette bravoure ne méritent-ils pas la médaille des braves ? Qu’en pense M. Le Ministre de l’Intérieur ?

L’un des principaux cultivateurs du pays, avec 60 hectares de cultures, M. Toutain édifia sa fromagerie en 1904, et dès l’année suivante remportait à Liège le magnifique succès que nous avons dit. Il vient de le consolider de façon remarquable, en l’asseyant pour ainsi dire sur cette Pierre Cornue dont il a fait une marque de fabrique : « Tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai ma renommée » ! C ‘est donc à Condé-sur-Ifs que nous sommes allé puiser nos renseignements sur le camembert.

Camembert est une petite localité du département de l’Orne, où a pris naissance il y’a un demi siècle environ ce fromage exquis, délicat entre tous et qui n’a pas tardé à franchir les limites de son berceau pour se répandre dans tout le Calvados, où les gras pâturages permettaient de donner un lait incomparable, très riche en matières grasses. Mais cette région ne fut pas seule à s’emparer du nom de Camembert et il se trouva que jusque dans les Alpes et les Pyrénées, on se crut en droit ? De qualifier ainsi des fromages n’ayant aucun rapport avec le « Délicieux Camembert ». Comme pour nos cognacs, comme pour tous produits de marque, il se créa des abus tels qu’ils devaient amener une sage réglementation. On a été très large, nous dit M. A. Toutain, en accordant à toute la normandie, c’est-à-dire à cinq départements, la prérogative de se servir du nom de camembert. C’est au consommateur, maintenant prévenu, qu’il appartient de choisir ses marques. Donc, la Pierre Cornue sera notre étoile du berger, et c’est à Condé-sur-Ifs, que nous allons suivre la fabrication de ce fromage, le plus naturel de tous, le plus sain, mais aussi le plus difficile à obtenir, nous fait observer notre interlocuteur.

On se rappelle la composition chimique du lait : caseum, albumine, phosphate de chaux tribastique, le tout en suspension ou dissout dans de l’eau légèrement alcaline. Le lait, au repos se sépare, la crème monte à la partie supérieure, et le sérum (mélange de lactine et de caseum), reste au dessous avec ses reflets bleuâtres. La crème au contact de l’air se transforme en caillé sous l’influence de l’acide lactique. Or, on active cette transformation, on la rend homogène, en chauffant le lait à une température de 25 à 30 degrés, qui donne à la lactine son plus grand pouvoir d’acidification. On procède ensuite à l’emprésurage. La présure est constituée par la caillette de veau extraite du quatrième estomac de l’animal, alors que celui-ci n’a pas eu encore de nourriture. L’industrie prépare maintenant cette présure à l’état liquide, telle la présure Fabre, d’un emploi très pratique et d’un dosage facile. Elle a pour effet de coaguler le lait rapidement ; et de la régularité avec laquelle se fait la coagulation, dépend essentiellement la qualité du fromage obtenu. Aussi l’emprésurage demande-t’il une expérience consommée. Lorsque la séparation du petit lait est opérée, on envoie celui-ci à la porcherie où s’élève chaque année un grand nombre de porcs remarquablement sains. Quant au caillé, on le met dans des moules cylindriques en métal percés de trous, en ayant soin de rompre le moins possible cette pâte molle. L’égouttage se produit alors, la pâte se réduit, et à mesure du tassement on ajoute du caillé.

M. Toutain nous explique qu’un bon caillé est obtenu avec du lait doux, c’est-à-dire le plus frais possible. Dans la fromagerie règne une propreté rigoureuse.qui est de bon augure pour la qualité des camemberts qui en sortiront. On retourne les moules et leur contenu, et au bout de 48 heures, on sale le fromage de chaque côté, et cette opération de salage a pour but de s’opposer d’une part au développement des ferments nuisibles qui entravent l’action des agents transformateurs, et d’autre part, à égoutter complètement le fromage et à favoriser l’éclosion de la fleur blanche dont nous parlerons plus loin. On conduit alors les camemberts dans les hâloirs où ils sont placés sur des claies garnies de roseau, de buis ou de paille, cette dernière étant le plus propice à la bonne venue de la pâte. La ventilation des salles de séchage est extrêmement importante ; et le vent du nord, est le plus favorable à la fabrication et à la vente ; Le vent du midi au contraire est un mauvais producteur de camembert, et la vente s’en ressent. Simple coïncidence sans doute. Retournés périodiquement, les camemberts se recouvrent à leur surface d’une moisissure surveillée avec la plus grande attention et dont l’aspect est révélateur de la qualité du fromage. Les conditions de température, d’aération, d’humidité sont particulièrement à observer, afin d’empêcher le fromage de mûrir trop vite ou trop lentement, évitant les fermentations ammoniacales qui feraient couler la pâte. Un fromage bien dirigé doit avoir à sa surface une belle fleur blanche ou chanis ; sa qualité sera moins bonne si la couleur est bleu-verdâtre ; enfin, lorsque la couleur brique rouge apparaît, elle est l’indice de l’affinage complet. On conçoit que le succès remporté par la fromagerie de Condé-sur-Ifs fait qu’on ne néglige rien pour favoriser la parfaite venue des camemberts. « Noblesse oblige » !

Lorsque la pâte est à point, ce qui demande 15 à 20 jours, on conduit les fromages dans la salle d’affinage où, placés sur des planches et retournés alternativement, ils prennent une pâte homogène. Il ne reste plus alors qu’à placer camemberts et demi-camemberts en caisse et, après les avoir enveloppés de papier paraffiné, sulfurisé ou de papier d’étain, on les place dans ses petites boîtes rondes, si légères, si élégantes, épandues de toute part, et qui portent une étiquette flamboyante. Ou bien ils s’expédient encore en paillons. Nous venons de signaler ici la grande marque du camembert “La Pierre Cornue”. En quittant cette fromagerie de Condé-sur-Ifs, où nous avons reçus un accueil si aimable, nous songions aux vers du poète : “Là sur tous ces rayons, quel troublant étalage. Et comme on sent de loin, cet amas de fromage, Qui dans ce cadre obscur, va mûrir lentement, Et devra son mérite aux injures du temps” !

 

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DÉPÔT DE MARQUE : Le 06 novembre 1907, à 10h, Monsieur Auguste Toutain, de Condé-sur-Ifs, dans le calvados, dépose la marque de camembert surfin « de la Pierre Cornue » au greffe du Tribunal de Commerce de Falaise. Le dessin ou plus exactement l'héliogravure, (reproductions faites à partir de photographies, permettaient aux créateurs de redessiner les formes avec précision sur des pierres lithographiques. Les dessins étaient ensuite révélés dans un solvant et pouvaient être utilisés directement pour la reproduction. Dès la fin du XIXème siècle, des créateurs d'étiquettes de fromage, ont utilisé ce procédé graphique. En 1900, avec l'arrivée de la carte postale, il était possible pour les illustrateurs de reproduire n'importe quelle vue de lieu avec précision et sans déplacements. Ils imaginaient souvent, pour renforcer le message de l'image, des espaces et des personnages fictifs.Le dessin gardait un charme artificiel, celui de pouvoir inventer autre chose que le réalisme des photographies) montre M. Toutain et son fils qui posent au pied du menhir de la Pierre Cornue, située sur le territoir de Condé-sur-Ifs. Selon la légende, au premier chant du coq, à minuit, la pierre s'ébranle et descend vers la grande fontaine, située à quelque distance, ou bien au bord de la petite rivière du Laizon, pour s'y désaltérer.

AUTRES INFORMATIONS :  Charles Victorien Toutain sera lui aussi maire de Condé-sur-Ifs, pendant une courte période de 1929 à 1930. La fromagerie Toutain sera récompensée de médailles d'or en 1904 & 1905 pour son camembert, lauréat du Concours Agricole de Lyon en 1905, dans la catégorie exposants producteurs, produits de laiterie. Nouvelle médaille de bronze en 1908. Il semblerait que la fabrication de camembert va s'arrêter vers 1910.

Sources : (1) Olivier THiébault, Le Coeur Camembert, Éditions Isoète, 1992. (2) Revue Histoire Industrielle, juillet 1909, article intitulé « Fromage de Camembert.(3) M. Philippe Toutain pour sa contribution à compléter cet historique.

Serge Schéhadé [Camembert-Museum, Première édition le 19 juillet 2015].

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 14/02/2021