Abaye Léonce (1819-1913)

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NOTICE BIOGRAPHIQUE de Léonce ABAYE, membre de la Société d’Agriculture, Sciences, Arts et Belles-Lettres du département de l’Eure, par Monsieur Bourgne, Directeur des services agricoles de l’Eure, Président de la section d'agriculture. Notice lue à la séance du 1er février 1914 : 

Messieurs, Ceux d'entre vous qui ont pu se rendre au concours agricole départemental organisé par la Société libre de l'Eure et sa section de l'arrondissement de Bernay, le 15 septembre 1911, à Montreuil-l'Argillé, se rappellent sans doute avoir rencontré, visitant le concours dans l'après-midi, un grand, beau et aimable vieillard auquel d'ailleurs était dû en partie le succès de l'exposition, puisqu'il lui avait donné un appui pécuniaire important, puisqu'il y avait envoyé de, nombreux bestiaux, des instruments de culture, un magnifique lot de plantes vertes et des échantillons multiples de la laiterie si réputée du Tremblay. Ceux-là se rappellent certainement aussi que pendant le banquet auquel ses quatre-vingt-trois ans lui interdisaient d'assister, M. Abaye, obéissant à une pensée de haute déférence et de courtoisie, vint s'asseoir pendant quelques instants auprès des membres du Bureau de notre Société.

Monsieur Abaye n'est plus ! Permettez-moi d'honorer sa mémoire en vous disant ce qu'il a fait pour l'agriculture dans une région que l'on pouvait regarder autrefois comme assez déshéritée : cette région confinant au département de l'Orne forme un plateau de terres humides et froides, à l'altitude moyenne de 280 mètres, aussi les procédés de culture s'y trouvaient, il y a trente ou trente-cinq ans, assez en retard; la jachère nue régnait en maîtresse sur la moitié des terres arables, et si l'élevage, des bovidés se pratiquait partout, il se faisait sans être stimulé par la question profits telle que nous la concevons actuellement et telle que la création des laiteries de la région l'a modifiée.

Qui était Monsieur Abaye ? C'était bien un de nos concitoyens d'origine car il était né le 17 janvier 1819 à Saint-Aignan, commune et paroisse fondue en 1835 dans la commune de Pont-Audemer; son père était à l'époque, percepteur de Martainville, canton de Beuzeville. Ses études terminées, Léonce-Edouard Abaye partit dans la région industrielle du Nord : la fabrication et le commerce des draps le fixèrent à Roubaix où il se maria le 24 octobre 1859 avec Mlle Laprets, originaire de Besançon, et où, par sa finesse, son intelligence, sa ténacité, son activité et sa droiture, il devint l'un des maîtres de la place, ce qui explique que si M. Abaye a débuté modestement, il a pu arriver à une très grosse situation financière.

La fortune acquise, M. Abaye songea à revenir vers sa petite patrie, vers le département de l'Eure, et s'il ne trouva pas ce qu'il cherchait dans l'arrondissement de Pont-Audemer, il le découvrit dans l'arrondissement de Bernay. En 1819, le château à demi délabré du Tremblay, commune de la Goulafrière, était à vendre. Le parc ressemblait à une forêt vierge; la ferme était dans un état lamentable, une partie importante des terres arables ou des herbages d'aujourd'hui était en landes ! Tout cela ne pouvait effrayer un caractère aussi énergique et aussi avisé que celui de l'acquéreur : à peine trois ans se furent-ils écoulés que le Tremblay pouvait prétendre à ce qualificatif de demeure princière que nous sommes tenté de lui accorder.

Monsieur Abaye était-il venu se fixer parmi nous pour se reposer? Le croire ne pourrait être permis qu'aux personnes qui lui étaient absolument étrangères; ce travailleur ne pouvait rester inactif. Lorsqu'il séjournait au Tremblay, tous les jours de neuf heures à midi il s'occupait d'affaires : les affaires de Roubaix; les affaires de la Société du Bon Génie dont il avait pris la direction alors que la situation se trouvait compromise et à laquelle il a donné depuis une magnifique extension; les affaires du Tremblay qui chaque jour devenaient plus captivantes, plus importantes à cause des annexes, culture, fromageries, scieries; les affaires des autres même, car vous savez, Messieurs, qu'il a par exemple assumé la présidence de la Société des Courses de Bernay, alors que cette Société était en mauvaise posture, ce que l'on a peine à croire en en constatant l'état actuel de prospérité. N'était-il pas Conseiller municipal de la commune depuis fort longtemps, Maire au cours de ces dernières années? Lui et M"' Abaye n'ont-ils pas été les bienfaiteurs de beaucoup dans la contrée ? Voyez-vous bien, Messieurs, ce vieillard de quatre-vingt-quatre ans travaillant sans relâche, consacrant son temps et son intelligence à faire de la philanthropie, à rendre service à tous, créant de la fortune au profit de son cher fils d'adoption, de tous ses parents, de ses concitoyens ?  Et si vous saviez, Messieurs, l'accueil qu'il réservait aux personnes qui lui étaient sympathiques; si vous aviez pu presser cette main si ouvertement tendue, alors que le regard semblait exprimer de la reconnaissance pour la visite faite si vous aviez causé avec lui, vous diriez avec moi heureux ceux qui ont pu l'approcher, l'apprécier, ceux qui conservent le souvenir d'une semblable amitié.

Mais vous m'en voudriez si je ne dressais sous vos yeux le bilan de ses actes au point de vue agricole et industriel : Qu'il me suffise de vous dire que le domaine primitif du Tremblay, qui comptait 100 hectares en 1879, s'étend aujourd'hui sur 500 hectares, dont 250 en herbages, la plupart de création récente; que ce domaine a maintenant deux annexes, l'une à Mélicourt où les 65 hectares renferment environ 4.800 pommiers, l'autre aux Landelles, commune de Verneusses. Étant donné la nature des terrains, il est permis de constater que terres labourées et herbages sont actuellement en parfait état de production. Une vacherie nombreuse et l'élevage correspondant de jeunes bovidés normands sont à signaler. J’aurai également à vous apprendre que, visitant en 1883 le Concours régional de Caen, M. et M"" Abaye y remarquèrent les écrémeuses mécaniques de Laval, présentées par la Maison Pilter, ayant elle-même au concours comme représentants M. Baquet, le maire actuel de Vesly, et notre ami M Cauchepin, de Bernay. Acheter une de ces écrémeuses afin de préparer la crème et le beurre nécessaires aux besoins de la maison, sembla chose naturelle aux visiteurs qui ne se doutaient pas en ce moment que cet instrument formait le point de départ d'une des laiteries les plus importantes qui aient existé en France puisqu'on y’a traité depuis jusqu'à 42.000 litres de lait en une seule journée. Les agrandissements successifs de la laiterie répondaient à ce besoin d'activité dévorante qui caractérisait M. Abaye. On en est arrivé à avoir un directeur-comptable, M. Alba, qui est là depuis vingt-cinq ans, un ingénieur, M. Rolet, qui a pris possession de son poste en 1895, un personnel nombreux pour lequel, rien n'existant à proximité, il a fallu organiser une cantine pour l'alimentation, des dortoirs pour le repos : 75 personnes vivent là, et lorsque des ménages réguliers ont pu se former on les a facilités autant que l'on a pu. On a fait au Tremblay, selon les saisons et les circonstances économiques, jusqu'à 12 000 camemberts par vingt-quatre heures, du beurre pour les Établissements Duval et quelques grands hôtels, des fromages blancs double crème, de la crème pour la maison Gervais de Gournay, de la caséine, du lait en poudre (75.000 kilogrammes par an) et tout naturellement des porcs. Les produits laitiers font prime sur le marché, et cette plus-value se trouve soulignée par de fort nombreuses récompenses, les principales ayant été obtenues à Rome, à Milan et à Londres.

Dans une communication faite à la section de Bernay en 1904, M. Abaye défend vigoureusement les laiteries industrielles qui, aux yeux de beaucoup, réalisent des bénéfices prélevés (?) sur les fournisseurs de lait. Il faut admettre cependant qu'elles assument de gros risques et qu'elles stimulent l'élevage et par suite l'agriculture, c'est-à-dire la production des racines, la production des fourrages de toutes sortes, la production des fumiers plus abondants, dans les régions où elles s'installent. C'est ce que faisait ressortir en quelques lignes bien senties, à la suite de sa visite de décembre 1903, M. Sagnier, aujourd'hui secrétaire perpétuel de la Société nationale d'agriculture de France, c'est-à-dire successeur de notre regretté Président M. Louis Passy.

Pour satisfaire aux exigences commerciales, on met depuis quelques années les fromages de camembert dans des boîtes de bois de sapin, dites boîtes du Tyrol. Pourquoi acheter ces boîtes? si on les faisait ? Et voilà une scierie et une fabrique importante qui se montent en 1909 à la Trinité-de-Réville avec, depuis, deux annexes, l'une à Saint-Pierre-sur-Dives, l'autre à Falaise où on fabrique en ce moment 80.000 boîtes par jour, donnant ainsi du travail à 275 ouvriers et ouvrières.

Vous voyez maintenant, Messieurs, l'œuvre de M Abaye vous la saisirez plus complètement encore en apprenant qu'à tous ses collaborateurs, employés, ouvriers, domestiques, M. Abaye a fait un legs et qu'il n'a pas oublié le bureau de bienfaisance ni la paroisse de la Goulafrière. Sa vie est une vie de labeur, de philanthropie, de patriotisme et vous estimerez avec moi que les gouvernements s'honorent en accordant des distinctions aux hommes de cette valeur. M. Abaye avait été fait Chevalier du Mérite agricole le 13 juillet 1887, Officier du Mérite agricole le 25 juillet 1898, Chevalier de la Légion d'honneur le 9 avril 1908.

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La Beurrerie du Tremblay et son fonctionnement (informations extraites de la thèse soutenue par René Rollet en juillet 1926).

La fabrication du beurre au Tremblay était surtout importante en été, quand la fabrication du fromage devenait défectueuse à cause de la chaleur et à cause de la baisse des prix durant la belle saison. Tous les jours, 10,000 litres de lait en moyenne étaient transformés en beurre, contre 2000 litres seulement en hiver. L’usine était équipée de quatre écrémeuses Alfa-Laval actionnées par une machine à vapeur. Pour obtenir un bon écrémage, le lait doit être chauffé à 28 degrés en été et 32 degrés en hiver. Une fois sorti de l’écrémeuse, le beurre passe sur un réfrigérant « Lawrence » qui abaisse sa température jusqu’à 10 degrés, avant de passer dans les cuves de maturation. Ces cuves semi-cylindriques sont munies de doubles parois entre lesquelles on peur faire arriver soit de la vapeur soir de l’eau fraîche, maintenant ainsi la crème à la température voulue. Cette température ne dépasse jamais 16 degrés en été. La maturation dure entre 16 et 20 heures. Commence ensuite le barattage, c’est ainsi qu’on obtient le beurre d’un côté et de l’autre un liquide qu’on appelle le lait du beurre ou babeurre. L’usine est équipée de deux barattes à malaxage intérieur. La première de marque Optimus a une capacité de 2000 litres et sert à la fabrication du beurre de première qualité. La seconde baratte a une capacité de 1800 litres et on y travaille le beurre de moindre qualité. Ces deux barattes tournent à une vitesse moyenne de 50 tours par minute. A cette époque, le beurrier expérimenté reconnaissait que le barattage était terminé, quant le bruit des batteurs devenait plus sourd. Commence ensuite le délaitage pour évacuer l’eau restant encore dans le beurre. Vient ensuite le malaxage qui a pour but d’éliminer les dernières traces de babeurre ou d’eau de lavage qui pourraient gorger le beurre. Toutes ces opérations terminées, le beurre est moulé dans un sceau en mottes de 10 kilos. Les mottes sont recouvertes de toiles très fines et placés dans un panier spécial formé de lattes très minces. Le panier est ensuite étiqueté en mentionnant les noms et adresses de l’expéditeur et du destinataire. La majeure partie de la production est expédiée aux halles de Paris dans des wagons réfrigérés. Cette production est d’environ 400 à 450 kilos de beurre par jour en été et de 80 kilos en hiver.

27-Goulafrière 2 (Léonce Abaye) 27-Goulafrière 4 (Léonce Abaye)

En 1914, une année après le décès de Léonce Abaye, Monsieur Antoine Alba, directeur de fromagerie, reprend l’affaire à son compte, en la rachetant aux enfants de Monsieur Abaye. L’Annonce Légale parue dans la presse comme la loi l’exige et que nous publions se suffit à elle-même pour décrire les changements qui interviennent alors au Domaine du Tremblay.

Etude de M° MASSELIN, notaire, Bernay (Eure). Vente d'établissement industriel.

Aux termes d'un acte reçu par M° MASSELIN, notaire à Bernay (Eure) et FOUQUET, notaire à Montreuil-l'Argillé (Eure), le premier juillet mil neuf cent quatorze, la société anonyme « Le Domaine du Tremblay », dont le siège social est au Tremblay, commune de la Goulafrière (Eure), a vendu à M. Antoine ALBA, ancien directeur de fromagerie, demeurant au Tremblay, commune de la Goulafrière (Eure) : L'établissement industriel et commercial ayant pour objet l'achat du lait et la fabrication et la vente du beurre et du fromage, exploité par la société venderesse à l'usine Sainte-Colombe, sise commune d'Echauffour, près la gare de Sainte-Gauburge, et comprenant : Le nom commercial « Le Domaine du Tremblay », mais exclusivement en ce qu'il s'applique aux marques de fabrique ci-après ; Les cinq marques de fabrique de fromage Camembert, connues sous les noms suivants : 1° L'hermitage ; 2° Le Progrès ; 3° La Miquette ; 4° Casa-Blanca ; 5° La Vache ;

La clientèle et l'achalandage attachés aux dites marques ; Les marchés en cours ou à courir, passés par la société venderesse, tant pour l'achat du lait, que pour la vente du fromage Camembert, aux noms et marques sus-indiqués ; Le matériel servant à l'exploitation du dit établissement ; Les marchandises et approvisionnements se trouvant dans les magasins, bureaux, caves et greniers. L'entrée en jouissance a été fixée au 1er juillet 1914. Les oppositions devront être formées au plus tard dans les dix jours qui suivront la seconde insertion renouvelant la présente et délivrées à l'usine Ste-Colombe, commune d'Echauffour, au siège de l'établissement vendu. Pour première publication. Signé MASSELIN, notaire.

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 17/02/2022