Laiterie de Corneux II (70)

Gravure-1894-2

La laiterie de Corneux - II par Gérard Gibey.

En passant des appréciations élogieuses de la presse évoquées dans le premier article, à la dure réalité des faits, nous avons intitulé ce second volet "l'envers du décors". D'abord, intéressons-nous au fondateur de la laiterie : Maurice Grillot, naît à Epinal le 14 avril 1859, il est le fils de Léon Grillot, architecte en chef du département des Vosges. Après sa scolarité dans cette ville, il poursuit ses études au lycée Bonaparte à Paris, puis retour à Epinal où il fréquente l'école industrielle. Son frère étant sous les drapeaux, il est dispensé de service militaire. On le retrouve au début des années 1880, employé de banque à Gray en Haute-Saòne.

Un contexte favorable au développement industriel.

Gray, sous-préfecture, ville de garnison et siège d'une chambre de commerce, est une agréable bourgade de 7.200 habitants, située sur les bords de la Saône. Troisième port fluvial français, terminus pour les vins-alcool et sel, venant du midi par le Rhône et la Saône, à destination de la Franche-Comté - Alsace-Lorraine, mais également Allemagne et point de départ des marchandises venant de ces régions (céréales-farine-fer et fontes provenant des hauts-fourneaux haut-saônois et haut-marnais, ...) à destination du centre, du midi et sud-est. On estime son trafic annuel à plus de 3.000 bateaux. Mais, à partir de 1840, du fait du déclin de la sidérurgie et après 1860 de la concurrence des transports par chemin de fer, ce trafic fluvial est en nette régression. Gray, devient un important noeud ferroviaire en limite des réseaux PLM et de l'Est. De nos jours, l'importance des installations portuaires, le standing des demeures bourgeoises, témoignent encore de cette prospérité passée. Face à ce déclin, Gray cherche à favoriser l'installation d'activités industrielles. Les magasins généraux, les entrepôts portuaires, installés de part et d'autres des quais de la Saône, se libèrent et peuvent accueillir de nouvelles activités. L'exemple de la société Millot, illustre cette reconversion. Elle s'installe en 1883, dans d'anciens entrepôts situés quai Mavia et de ses usines vont sortir les célèbres automobiles Millot, mais également des moteurs à essence et surtout du matériel agricole, occupant à la fin du siècle le 4° rang des entreprises de Franche-Comté, derrière les sociétés Peugeot - Japy et Douge.

La constitution de la Centrale laitière de Gray.

C'est dans ce contexte, au sein de la banque Mairet, où travaille le jeune Grillot, que germe l'idée de créer une laiterie. Une société anonyme, prenant le nom de "centrale laitière de Gray" est constituée le 17 novembre 1885. Les statuts sont dressés par M° Thibaut, notaire à Gray et l'acte de constitution définitive de cette SA est daté du 5 décembre 1885. Le capital social s'élève à 50.000 francs, divisé en 250 parts de 200 francs, les principaux actionnaires étant messieurs Paul Mairet (banquier) Auguste Valley (négociant) et Maurice Grillot. Le terme choisi de centrale laitière, laisse supposer que les fondateurs visent bien au-delà du simple approvisionnement de l'agglomération Grayloise. Il convient à cet instant de préciser que Auguste-Noël Thibaut (né le 2 juillet 1850 à Gray) notaire de son état depuis 1878, a épousé le 11 janvier 1881 à Epinal, mademoiselle Hélène Grillot, (née le 15 septembre 1860 en cette ville), qui n'est autre que la sœur de Maurice Grillot. Comme nous allons le découvrir, tous les actes concernant la société sortiront de l'étude de M° Thibaut, avant qu'il ne devienne actionnaire majoritaire de ladite société. Nommé directeur de la société, Maurice Grillot en devient l'actionnaire majoritaire le 15 septembre 1886.

Le choix du site.

Parmi les sites visités, c'est le site de l'ancien moulin de Corneux qui est retenu. Ce choix s'explique en raison de sa proximité de Gray, d'une ligne de chemin de fer secondaire reliant Gray, de la force motrice disponible. Mais, est sûrement très influencé par le fait que le propriétaire Nicolas Toussaint, directeur administratif des usines Schneider, au Creusot (71) soit disposé à prendre à sa charge, jusqu'à concurrence d'une somme de 11.000 francs : les frais d'aménagements des bâtiments du moulin, la remise en état des turbines, la construction d'un hangar, le forage d'un puits permettant l'approvisionnement en eau en quantité et qualité de la laiterie.... Le bail est dressé et signé le 10 juin 1886 en l'étude de M° Thibaut, la centrale laitière étant représentée par messieurs Mairet et Valley, administrateurs. Le présent bail est établi pour une durée de 9 ans et 6 mois, à compter du 1° juin 1886 pour se terminer en décembre 1895. Le loyer annuel de 2.400 francs, est payable en deux termes, au 1° décembre et 1° juin de chaque année. A noter, que le 25 avril 1888, Nicolas Toussaint, va consentir, une prolongation de 15 ans, aux mêmes conditions, prenant effet le 1° décembre-1895. Cette prolongation du bail est assortie d'une clause d'acquisition préférentielle des lieux, en cas de vente. C'est une sécurité pour Maurice Grillot, qui peut ainsi envisager l'agrandissement et la modernisation de la laiterie.

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Mais, en partant de rien, de nombreux problèmes sont à solutionner, dont en priorité :

Assurer l'approvisionnement en lait de la Centrale

Or, nous sommes dans une région de polyculture, où le paysan est un laboureur, avant d'être un éleveur. La race bovine Fémeline, (disparue définitivement vers 1920), qui peuple la vallée de la Saône, est une race aux aptitudes polyvalentes : traction-lait, mais présentant en plus, une excellente aptitude à l'engraissement. Dans beaucoup d'exploitations entretenant une ou deux vaches, l'écrémage du lait est une tradition. Cette pratique qui remonte à la nuit des temps, est solidement ancrée dans les habitudes, comme en témoigne Olivier de Serres, en écrivant au début du 17° siècle : "sans autre mystère, le lait est mis à reposer et après avoir séparé le beurre, le reste affermi et caillé est converti en fromages... " Il est vrai qu'au niveau de la ferme, l'écrémage est une solution économique pertinente, permettant de valoriser au mieux les composants du lait : le gras et le maigre. Le beurre est vendu sur les marchés locaux. Le lait écrémé qui contient l'essentiel des protéines, est utilisé pour produire des fromages maigres, parfois appelés fromages des pauvres (2), ou dans les régions de l'est du metton (3), servant à la préparation de la cancoillotte (4).Le surplus de lait écrémé, babeurre et sérum étant utilisé pour l'alimentation des veaux et porcs. Cette situation fait que peu de fromageries se soient installées jusqu'alors dans le secteur. ll faut donc convaincre les agriculteurs, mais surtout leurs épouses qui règnent en maître sur l'étable et la basse-cour. Comme elles ont l'habitude "de ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier... " dans le meilleur des cas, elles vont livrer que partie du lait produit et cette pratique va perdurer.

Cette difficulté explique qu'en 1887, la laiterie ne réussit à collecter que 236.175 litres de lait...Cinq ans plus tard, la collecte atteint 776.117 litres de lait, collectés dans 45 communes. Bien sûr ces chiffres étonnent... l mais, cela c'était avant ..., aujourd'hui la moyenne des livraisons dans le secteur est de l'ordre de 280.000 litres/an et par exploitation sans commentaire !

La vétusté des étables, les conditions d'hygiène de la traite, les transvasements successifs dans des seaux et bidons dont la propreté laisse à désirer la durée des tournées de ramassage, sont préjudiciables à la qualité des laits. De plus, les hommes et les femmes, n'étant pas forcément et à priori loyaux et honnêtes, les fraudes et falsifications sont courantes. La pratique du mouillage du lait et de l'écrémage partiel, constitue en cette période une véritable plaie. Peut être que l'expression "vouloir le beurre et l'argent du beurre" trouve là ses racines. ll faut donc éduquer et souvent poursuivre les fraudeurs devant les tribunaux. Ces fraudes, ces laits inaptes à la fabrication, constituent un préjudice important estimé à 20.000 francs en moyenne par an pour la laiterie de Corneux. La loi du 1° août 1905, instaurant le service de la répression des fraudes, permettra le recrutement de contrôleurs agréés, mais le problème va encore longtemps perdurer...!

Organiser la collecte.

Le lait s'altérant rapidement, il faut donc trouver des charretiers aptes à assurer le ramassage du lait et son transport dans les meilleures conditions possibles, ce qui n'est pas obligatoirement évident. On conçoit les difficultés du ramassage et de son coût, mais également du fonctionnement de la laiterie, sachant que le volume de lait à travailler varie du simple au double en passant de l'hiver à la saison estivale. Ce n'est qu'après la première guerre mondiale, que la laiterie de Comeux s'équipera en camions pour le ramassage du lait en bidons.

Trouver du personnel qualifié.

Nous sommes à l'aube de l'installation des premières beurreries dites "industrielles" en France. La difficulté est de trouver des ouvriers beurriers susceptibles de passer de pratiques empiriques, à un stade industriel où, grâce à l'utilisation d'écrémeuses centrifuges, pour la première fois on peut envisager la fabrication du beurre, presque en continu. De plus, pour s'imposer sur les marchés, il convient de produire des beurres dont la texture, la couleur, le goût, soient aussi proches que possible du beurre habituellement consommé, c'est à dire du beurre artisanal et fermier. En l'absence de formation spécifique (5), le, risque est grand, que ce personnel fasse son expérience aux détriments de leur employeur... !

Choisir le matériel et programmer les aménagements.

Nous avions écrit dans le précédent article que l'installation s'inspirait du modèle Danois. Si rien ne permet d'affirmer que Maurice Grillot, ait fait un voyage d'études au Danemark, il est par contre, vraisemblablement, qu'il ait pris connaissance de diverses publications techniques, analysant le système danois.

Valoriser le lait écrémé.

La valorisation du lait écrémé entre pour une part non négligeable, dans la rentabilité d'une beurrerie. Trois options s'offrent alors : - la rétrocession aux apporteurs de lait, - la fabrication de metton, mais le marché reste très local, - une porcherie annexée, c'est cette troisième option qui est choisie : Une porcherie d'engraissement comprenant 52 cases pouvant loger 200 porcs, est construite en 1887, à proximité de la beurrerie pour un coût de 38.181 francs. Elle sera suivie par la construction d'un second bâtiment, soit une capacité totale de l'ordre de 500 porcs. Mais, le travail en porcherie n'étant pas un poste très recherché, on le confie trop souvent à des ouvriers n'ayant pas de connaissances particulières en matière d'élevage porcin. C'est une erreur, une telle concentration d'animaux, suppose un minimum de connaissance sur les conditions d'élevage, d'alimentation et les règles sanitaires. C'est sûrement ce manque de connaissances, qui est à l'origine d'une perte, estimée à 12.000 francs, suite à une épidémie décimant l'effectif et d'un bilan catastrophique, les pertes annuelles variant de 1.785 à 7.592 francs.

Vers la diversification des productions.

L'arrivée sur le marché parisien de beurres issus de nouvelles régions de production, notamment de Charente-Poitou, mais également de l'importation, rend la concurrence de plus en plus vive et entraîne une stagnation des cours. Maurice Grillot, va donc chercher à se diversifier en produisant du lait stérilisé. Ce choix repose sur un double constat :- d'une part, la demande en lait de consommation est en constante progression à Paris, on l'estime suivant les saisons entre 200 à 300.000 litres/jour, distribués par plus de 12.000 crémiers, épiciers, placiers, marchands ambulants...or, cette progression a pour conséquence d'aller de plus en plus loin collecter du lait en périphérie de la capitale, d'autant que le nombre d’étables (les nourrisseurs) installées intra et extra muros est en diminution. D'autre part, le lait vendu en vrac, a très mauvaise réputation. ll est rarement pur, souvent mouillé ou partiellement écrémé, de plus on le suspecte d'être le vecteur de diverses maladies dont la tuberculose. Réalité aujourd'hui oubliée, le lait cru caille à température ambiante... or, depuis les travaux de Nicolas Appert (1749-1841) et Louis Pasteur (1822-1895), on sait que si le froid ralentit le développement des microbes, ces derniers peuvent être neutralisés par la chaleur. C'est d'ailleurs pour cette raison, qu'en l'absence de réfrigérateur dans les ménages, l'achat du lait cru se fait chaque matin, le lait étant immédiatement bouilli, pour espérer le conserver au moins 24 heures ! Le lait stérilisé en bouteille de verre, apparaît donc comme un progrès permettant de garantir globalement la qualité, l'innocuité et les délais de conservation. Une chaîne de fabrication est donc installée à Corneux. C'est une production délicate, qui demande une certaine maîtrise des températures, afin d'éviter des modifications de couleur et de goût. D'autres part, la commercialisation en bouteilles de verres suppose des conditions de manutention et transport appropriées.

Maurice Grillot, avec un prix annoncé de 60 centimes le litre, vise le haut de gamme, sachant que le litre de lait "tout venant en vrac" est vendu aux alentours de 20 centimes. Mais, il est passé maître en matière de communication et lance une importante campagne de publicité (estimée à 25 000 francs), pour faire connaître sur le marché parisien, ce nouveau produit. La pub affirme que le lait pur stérilisé préparé par la laiterie de Corneux, vendu sous la marque "le LION est recommandé par les sommités médicales et qu'il conserve toutes les apparences du lait frais et cru. Incontestablement le meilleur... le plus riche et le mieux préparé... Son emploi est tout indiqué pour l'alimentation artificielle ou mixte des enfants et de toutes personnes qui font un usage habituel ou accidentel du régime lacté, ainsi que pour toutes les préparations du ménage". On en est pas encore aux porte-clés et pin's, mais on distribue d'autres supports : buvards, cartes postales, cartes rébus ...et autres gadgets publicitaires.

Organiser le service commercial.

Tablant sur une augmentation constante de la production de l'usine de Corneux, Maurice Grillot, sait que la réussite dépend en grande partie de l'efficience de son service commercial. Sur le plan local, outre le dépôt au 6 avenue Carnot (qui semble être le siège de la société), deux magasins sont ouverts à Gray, dont un aménagé au 63, grande rue, pour un coût de 32.321 francs. Mais, il s'agit d'un marché stable et limité, en concurrence sur la place avec les habituelles ventes directes à la ferme et la distribution de lait dans les nombreuses épiceries et crémeries de la place. À Paris, le marché du lait de consommation et des produits laitiers est par compte en augmentation continue, mais la demande est incertaine, fluctuante, comme les prix. Alors, qu'il vient d'enregistrer une perte de 13.805 francs et 05 centimes, suite à une créance non honorée d'un crémier parisien, Maurice Grillot, afin d'éviter d'avoir recours à des intermédiaires, décide de s'investir personnellement dans la distribution de ses produits. L'activité du magasin-dépôt situé au 6, rue de Chantilly dans le 9° arrondissement, est transférée à quelques centaines de mètres de là, dans des locaux plus vastes, situés dans une rue plus passante, au 4, rue de Maubeuge. D'après les livres de comptes, les dépenses occasionnées par cette nouvelle orientation et les aménagements qu'elle entraîne, s'élèvent à 67.065 francs, hors publicité. Compte tenu d'un fonds de roulement insuffisant, Maurice Grillot, doit recourir à l'emprunt, le compte "bailleurs de fonds" s'élève à 293.040 francs (y compris les 107.000 francs de la dot de madame Grillot). "Malgré l'apparence de prospérité, la gêne commerciale commence à se faire sentir, mais avec l'aide de sa famille et d'emprunts nouveaux, cette situation va se prolonger jusqu 'en 1902... " (6)

L'installation d'une caséinerie.

Les déficits chroniques de la porcherie de Corneux, poussent Maurice Gillot, à rechercher une meilleure valorisation des laits écrémés. Une fois de plus, il va se retrouver parmi les précurseurs. Après l'étude des différents procédés d'isolation de la caséine (7), il décide en 1902 de construire une caséinerie à Corneux (une des premières, sinon la première en France). Le coût de l'installation s'élève à 40.000 francs. Sachant par expérience, que les conditions de commercialisation conditionnent le succès de toute opération, il croit avoir trouver en la personne de Messieurs le comte de Balincourt et le baron de Winter et Paganetti, l'assurance d'une commercialisation pérenne de sa production. En effet, le 1er juillet 1902, il signe avec eux un contrat par lequel, ces deux messieurs s'engagent, à lui acheter toute sa production soit environ 200 kg/jour au prix de 200 francs les cent kilos, départ Corneux, durant les 30 prochaines années (cette durée spécifiée dans le contrat, laisse rêveur...l). Mais acculé, Maurice Grillot, voit là, la possibilité de sortir de sa situation difficile et de résorber en quelques années son passif. Mais, alors que les premières livraisons s'annoncent, les deux acheteurs se désistent. S'en suit un procès en dommages et intérêts devant le tribunal de commerce de la Seine. Tout le montage s'effondre et les sacs de caséine s'entassent.

Ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire.

La situation financière de l'entreprise se dégradant et se voyant dans l'impossibilité de faire face à ses échéances, Maurice Grillot, dépose son bilan au greffe du tribunal de commerce de Gray, le 26 mai 1903. Le juge-commissaire prononce immédiatement l'admission au bénéfice de la liquidation judiciaire et l'autorise à poursuivre son activité... sous contrôle. On peut penser que M° Thibaut, n'est pas loin et conseille le couple Grillot. Car, le 4 juin, assignation est donnée par Madame Grillot, en séparation de biens... afin de sauver ce qui peut encore l'être. Il convient de préciser que le 21 décembre 1892, Maurice Grillot a épousé Berthe Bollet, demeurant au Creusot, sous le régime de la communauté, réduite aux acquêts. Un contrat de mariage a été établi, le montant de la dot s'établit à 109.700 francs. Deux filles sont nées de ce mariage.

Tout s'enchaîne rapidement...

le 18 juin suivant, les commissaires-enquêteurs présentent leur rapport. L'analyse économique et financière met en évidence les principales causes de cette déconfiture : - le défaut de fonds propres obligeant d'avoir recours à l'emprunt (le rapport précise : "à des taux normaux... " ) pour financer le développement de l'entreprise, - le chiffre d'affaire annuel de l'ordre de 530.000 f, jugé insuffisant - le frais généraux (126.000 francs/an) sont jugés trop élevés par rapport au chiffre d'affaires, mais de préciser "toutefois ces frais sont inhérents à une industrie de ce genre et incombent à toutes maisons similaires... " et de les justifier : "les nécessaires nombreux voyages entre Gray et Paris - l'utilité de visiter souvent la clientèle a entraîné le sieur Grillot à louer à Paris, un appartement personnel au loyer annuel de 1.650 francs - l'usage des gratifications au personnel des grandes maisons et établissements composant la clientèle à Paris… précisant "nous avons reconnu que la famille Grillot, vivait largement, mais sans luxe, ni prodigalité " - les pertes cumulées s'élevant à 378.859 francs, le rapport conclue "si l'on peut reprocher à M. Grillot, d'avoir été trop entreprenant dans son industrie, on peut aussi lui rendre cette justice d'avoir beaucoup travaillé à son affaire et d'avoir créé dans notre pays une industrie rendant de grands services à la culture, tout en lui procurant une source de revenus par l ‘écoulement facile du lait, dont elle tirait partie difficilement… "

Ces propos modérés, laissent à penser que les commissaires savent qu'une solution se dessine...et ne veulent donc pas accabler ce chef d'entreprise ...jusqu'à là estimé...? C'est en effet à ce moment qu'intervient le beau-frère et notaire, AugusteThibaut. Son entrée dans le capital permet au tribunal de commerce de Gray de prononcer le redressement judiciaire en date du 31 juillet 1903. c'est un choix lourd de conséquences, en vendant l'étude notariale, il entreprend à 53 ans, une reconversion dans l'industrie laitière, qui n'est pas sans risques. Mais, il est indéniable que ce sauvetage, en évitant la faillite, permet aux membres de la famille et peut-être surtout à lui-même, de ne pas perdre la totalité des apports précédents. La presse locale se contente de passer les annonces légales. Pas un mot sur la situation de l'entreprise, juste un entre-filet début août : "nous apprenons que la laiterie de Corneux ne chômera pas. La suite des affaires vient d'être reprise par M. Thibaut, notaire à Gray". Curieux... mais il est vrai que nous sommes dans une petite ville, où tout le monde se connaît, où "les notables" forment une sorte de clan socio-professionnel, gérant et étouffant à l'occasion les affaires de la ville...!

La poursuite d'activité de la société A.Thibaud-Grillot

Cet épisode passé, Auguste Thibaut, semble se consacrer plus particulièrement à la direction de l'usine de Corneux, où Jean-Marie Humbert (originaire de la Mayenne) succède à Louis Mercier, en qualité de directeur technique. La distribution sur Paris est réorganisée depuis un dépôt installé au 63, rue de la Madeleine à Noisy-le-Sec, Maurice Grillot, occupant un bureau au 11, rue Blanche toujours dans le 9° arrondissement. Durant la décennie suivante, la zone de collecte s'étendant, des annexes beurrières sont installées à Tincey (1905) et Bucey-lès-Gy (1911). La fromagerie de Vellexon (gruyère) appartenant au Duc de Marmier, le châtelain de Ray-sur-Saône, est reprise en 1910. Des centres de collecte sont installés notamment à La Chapelle-saint-Quillain, Champlitte et à saint-Seine-sur-Vingeanne en Côte d'Or. L'augmentation du litrage collecté va permettre le lancement d'une fabrication de fromages de Munster et saint Rémy (8).

Malheureusement, on ne dispose d'aucun document permettant d'analyser la situation de l'entreprise après son redressement, jusqu'à sa reprise par les fromageries Rouy. En absence d'archives d'entreprise, les recherches effectuées : archives des notaires, tribunal de commerce, presse régionale, ...pour déterminer les conditions et la date exacte du rachat, sont à ce jour restées infructueuses. Le couple Thibaut, qui n'a pas d'enfant, va prendre sous sa coupe leur petit-neveu Gustave Bideaux (9). Après un premier séjour à Corneux, il entre en avril 1906, à l'école de laiterie de Surgères qui vient d'ouvrir. Ce choix s'explique, l'école affiche une spécialisation beurrière et son directeur n'est autre que Pierre Dornic, (10) qui a laissé une impression très favorable lors de son passage en Franche-Comté. Agé de 24 ans, Gustave, est le plus jeune de cette première promotion qui ne compte que ...5 élèves. Durant son année passée à Surgères, il va entretenir une correspondance régulière à raison d'au moins une lettre par semaine, avec "mon cher Oncle" (11). De retour à Comeux, Gustave Bidaux, est nommé directeur, poste qu'il occupera jusqu'à sa retraite, d'abord au sein de la société A.Thibaut-Grillot, puis des fromageries Rouy et enfin de la SAFR. Il est décédé à Gray, le 11 avril 1975, à l'âge de 93 ans. Il a laissé le souvenir d'un "Monsieur" à forte personnalité, célibataire, barbu et cultivé. Quant à Auguste Thibaut, adepte des cures thermales, il décède à Vittel, le 19 août 1918, à l'âge de 68 ans..

Gérard GIBEY [Camembert-Museum, septembre 2013]


Notes :

1 - la première édition du théâtre d'agriculture et mesnage des champs écrite par Olivier de Serres (1559- 1619) est datée de 1600. A la recherche d'un compromis entre coutumes et progrès Olivier de Serres, est considéré comme le premier agronome français. Avec un style direct et un sens pratique certain, il évoque ses 40 années de travail et d'expérience en tant que "ménager" de son domaine du Pradel. Aujourd'hui, le domaine Olivier de Serres, propriété du lycée agricole d'Aubenas en Ardèche, abrite un centre de production et de recherche du fromage de chèvres le Picodon AOC.

2 - Fromages des pauvres : fromages maigres confectionnés avec du lait écrémé ou du sérum de fromagerie. Portent différents ' noms : brousse, brocotte (appelé schigre dans les Vosges) seret, sérai, sérac, gaperon, metton sont consommés dans les fermes ou vendus à bas prix. Certains de ces produits mis au goût du jour, persistent tel le gaperon d'Auvergne ou la cancoillotte.

3 - Metton : Caillé obtenu par précipitation des protéines contenues dans le lait écrémé, acidifié et chauffé. Pressé, puis émietté et fermenté sert à la confection de la cancoillotte.

4 - Cancoillotte : également appelée fromage de ménage ou fromagère et sur le plan local : canquoillotte, cancoyotte, camoillotte (région de Montbéliard), Kochkäse, Kachkéis au Luxembourg. Obtenue, en fondant le metton émietté et fermenté. Le produit pâteux, onctueux, jaunâtre et odorant obtenu, est agrémenté de : beurre, vin blanc, eau-de-vie, sel, poivre, ail ...offrant une large palette de saveurs. Produit au XIX° siècle, de la Bresse au Luxembourg , sa fabrication et consommation persiste principalement en Franche-Comté, Moselle et Luxembourg.

5 - ENIL : Les écoles de laiterie de Mamirolle et Poligny, ouvrent en 1889 et 1890.

6 - extrait du rapport des commissaires-enquêteurs présenté le 18 juin 1903, dans le cadre de la procédure de liquidation.

7 - Caséine : la technique de fabrication industrielle de la caséine, mise au point en 1892 aux Etats-Unis, n'est introduite en France que vers 1897. C'est à partir de cette époque que des matières de synthèse à base de caséine durcie, appelée Galalith, bakélite... vont commencer à remplacer des matières naturelles : corne, os, ivoire, buis

8 - la production de fromages à croûte lavée : Gémmé - Munster - saint-Rémy - Langres Époisse de format, forme et goût différents, concerne un bassin couvrant tout ou partie des départements des Vosges, Haute-Saône, Haute-Marne, Côte-d’Or et Yonne. Aujourd'hui AOC, les zones de fabrication du Munster, Langres et Epoisse, sont limitées. Le saint Rémy, dont l’appellation a disparu, de forme carré, avait une pâte plus douce que celle du Munster, fut fabriqué en Haute-Saône - Vosges et Meuse.

9 - Bernard Bideaux : est né le 27 mars 1882 à Vesoul où son père est pharmacien. Sa grand-mère maternelle Anne-Lise Thibaut, épouse Aillet, est la jeune sœur de Auguste Thibaut, notaire à Gray, leur père Pierre Thibaut, fut maître de forge, puis marchand de bois.

10 - Né en 1864, dans le Finistère, Pierre Dornic, sort de l'institut National Agronomique de Paris en 1892. Nommé professeur à l'école de laiterie de Mamirolle, il s'illustre en inventant un appareil simple permettant de mesurer l'acidité du lait, connu depuis sous le nom d’acidimètre Dornic. Il est appelé en 1897, à guider le développement de l'industrie laitière naissante en Charente-Poitou. Il crée à Surgères une station d'industrie laitière, qui se transforme en 1906 en école de laiterie.

11 - Cette importante correspondance, qui vient d'entrer aux Archives départementales de Haute-Saône (série 1 J 935), rend compte dans le détail du déroulement des études et travaux pratiques à l'école de laiterie de Surgères, ainsi que des stages effectués dans les coopératives beurrières de Surgères, Chaillé, Echillé …

 


Parmi les documents consultés aux Archives départementales de Haute-Saône :

- 2 E 8274 à 8404 - fonds de l'étude de M° Thibaut, notaire à Gray (1878-1903)

- 1 PJ 9 - la Presse de Gray

- 6 U 87 à 97 - archives du Tribunal de Commerce de Gray i

- 1 J 935 - correspondance de Gustave Bideaux


 

Date de dernière mise à jour : 27/07/2021