La Fromagerie du Domaine de la Charmotte (70)

Le domaine de la Charmotte est aujourd'hui une oasis de verdure où les chênes centenaires voisinent avec entre autres des ginkgo biloba, sophora japonica ou tulipier de Virginie. Un havre de paix, où les traces d'une industrie fromagère subsistent mais, qui garde surtout jalousement le souvenir d'entrepreneurs d'exception, qui s'y sont succédés durant près de quatre-vingts ans, à savoir : Edmond Milleret, Paul Hutin et la famille Thorelle : Eugène, Germaine et leur fils Roger. C'est à travers leur histoire professionnelle que l'on appréhende le mieux celle de la fromagerie du domaine de la Charmotte.

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Un peu d'histoire locale : Gy, chef-lieu de canton, classé parmi les Petites Cités Comtoises de caractère, est adossé à un massif de collines et domine une vaste plaine ondulée couverte de cultures et forêts, qui s'étale à l'ouest jusqu'au val de Saône. De 1887 à 1889, le millier d'hectares de vignes que compte le canton de Gy est dévasté par le phylloxéra. Les vignes sont arrachées ou abandonnées. Bien que le Conseil Général de Haute-Saône, se propose de subventionner la restauration du vignoble, le découragement qu’engendre ce désastre, compromet la tradition viticole et laisse présager de profonds changements dans l'économie agricole du secteur.

Pourtant dès 1890, Edmond Milleret (1) décide de participer à cette restauration en créant à Charcenne, village viticole situé à 3 km au sud-est de Gy, une pépinière de plants greffés sur des porte-greffes résistants au phylloxéra, d'origine américaine. Son entreprise connaît un rapide développement et cette initiative est d'ailleurs saluée par un premier prix lors du comice agricole qui se tient le 1er septembre 1895 à Gy. Militant au sein de l'union des syndicats communaux (2), il fonde le 1er février 1894 à Charcenne, une caisse locale de crédit agricole pour aider au financement des exploitations agricoles et à la restauration du vignoble.

Il se marie le 10 février 1898 avec Marie Cheviet, originaire de Bucey-lès-Gy et 2 fils : Paul (o 1898) et Jean-Baptiste (o 1901), naissent à Charcenne.
Le 27 août 1904, le domaine de la Charmotte, appartenant à Monsieur Jules Sermage, domicilié à GY, est mis en vente aux enchères publiques, qui se tiennent à Gray. Cette propriété qui s'étend sur une superficie totale de 14 ha 45, dont 5 ha en culture et 3 de prés, le reste étant boisé avec parc et étang, comprend une maison d'habitation avec étage et un bâtiment contigu à usage d'écurie et grange. Pour le prix de 18.030 francs, Edmond Milleret en devient propriétaire et s'y installe avec sa famille. C'est là que naîtra le 10 avril 1906, un troisième garçon prénommé Henri.

Se présentant comme propriétaire-viticulteur, Edmond, transfère le siège de son entreprise, qui prend le nom d’établissement viticole du Parc de la Charmotte.

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La création d’une laiterie à la Charmotte : 1914, c'est la mobilisation générale. Tous les hommes valides sont appelés et l'activité économique tourne au ralenti, même l'approvisionnement en produits laitiers devient problématique. Les fabrications domestiques qui se sont toujours plus ou moins maintenues dans les fermes, retrouvent une raison d'être.

La Charmotte étant située à moins d'un km du centre de Gy, qui compte à cette époque plus de 1.500 habitants, Marie Milleret, l'épouse d'Edmond, profite de cette rente de situation pour se lancer dans la transformation et la vente directe de lait, beurre, metton (3), voire petits fromages. Mais, le 10 décembre 1915, elle décède à l’âge de 48 ans, laissant Edmond, seul avec leurs trois fils : Paul, 17 ans, Jean-Baptiste, 14 ans et Henri 9 ans. On a peu de renseignements sur l'activité durant cette période, toutefois le Tribunal de Commerce de Gray, enregistre la laiterie en date du 1er janvier 1916. Elle se maintient durant la durée de la guerre et lors du recensement de population de 1921, Edmond et Paul, sont recensés en qualité de laitiers, aidés par un ouvrier Auguste Tisserand (o 1886 à Lure). Quant à Jean-Baptiste, ll accompli son service au 44° régiment d'artillerie en garnison à Lons-le-Saunier.
Mais Edmond, envisageant son retour à Charcenne, décide de vendre le domaine de la Charmotte. Alors que Henri, âgé de 15 ans termine ses études à l'école Menans (4), Paul, trouve un emploi dans le commerce à Gy. C'est dans la presse locale que Edmond trouve un repreneur, en la personne de Paul Hutin, fromager en Haute-Marne, qui vient de passer la petite annonce suivante :

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La vente est conclue au bénéfice de Paul Hutin, pour le montant de 80.090 francs, L'acte est dressé par maître Lehmann, notaire à Gray, le 18 août 1921.

Le retour à Charcenne : Tout en restant profondément attaché à la vigne, Edmond, installe une laiterie (enregistrée au tribunal de commerce de Gray, le 23 oct. 1923) dans un bâtiment, annexe de la chapelle de Leffond, situé sur le plateau qui domine au sud le village de Charcenne. Les débuts sont difficiles, l'installation est sommaire et le lait est rare d'autant que d'autres laitiers sont déjà installés au village (5). Henri, que les aléas de la vie ont fait mûrir prématurément, va développer l'activité avec courage et ténacité, aidé dans un premier temps par Paul Paguet (o 1909), puis Auguste Joannet (o 1904 à Torpes-25) et Maxime Thierry (o 1916 à Charcenne). Service militaire accompli, Henri se marie en février 1929 avec Angèle Demoulin (o 1908 à Charcenne). En reprenant la laiterie à son nom, il décide de s'installer au village dans les bâtiments d'un ancien moulin, afin de bénéficier de la force motrice et de l'eau courante.

C'est le début d'une exceptionnelle histoire familiale et industrielle, où les descendants d'Henri : ses fils Jacques, puis Pierre et aujourd'hui son petit-fils Denis, vont se succéder à la tête de la fromagerie familiale, dont les fromages en particulier l' Ortolan et le Roucoulons, ont acquis une grande notoriété, tant en France qu'à l'exportation.

Paul Hutin, un lorrain …..  

Mais revenons à la Charmotte, Paul Hutin, né le 21 octobre 1888 à Bovée-sur-Barboure au sud de Commercy dans la Meuse, est le second d'une fratrie de 13 enfants, élevés dans la ferveur de la religion catholique. Ses parents sont agriculteurs, mais sa mère née Caroline Gillard, (originaire de Ligny-en-Barrois) comprend très vite qu'elle peut obtenir une meilleure valorisation du lait en le transformant et en pratiquant la vente directe de beurre et fromages, notamment le dimanche à la sortie de la messe (6).
En toute logique tous les enfants, selon leur âge, vont participer aux différents travaux de la ferme et de la laiterie familiale. Ayant reçu une bonne formation générale et, héritant du goût et de l'esprit d'entreprendre, cinq garçons : Paul, Jules, Henri, Lucien et Jean et deux filles : Isabelle, épouse de Joseph Roustang, Jeanne épouse de Raymond Thirion, vont se retrouver à la tête de fromageries (7). Après des études secondaires chez les Jésuites, Paul, poursuit des études de philo et théologie à la Sorbonne et l'école libre de sciences politiques, mais sa vie va être profondément marquée par la guerre. Réformé, il s'engage avec son frère Jules, dans le bataillon de chasseurs du Lieutenant-Colonel Emile Driant. Sergent, il est plusieurs fois blessé, six citations notamment pour son courage en février 1916, lors de la bataille du bois des Caures près de Verdun, lui vaudront médaille militaire et croix de guerre.

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Paul Hutin, industriel laitier...

Rendu à la vie civile, il reprend avec son frère Jules, une laiterie à Gigny-Bussy dans la Marne. Puis, on le retrouve en Haute-Marne, à la tête d'une fromagerie installée dans les bâtiments de l'ancienne abbaye cistercienne de la Crête près d'Andelot à une vingtaine de km à l'est de Chaumont. À la recherche d'une zone de collecte à densité laitière favorable au développement d'une fromagerie industrielle, il se tourne vers la Haute-Saône, où contrairement à la Meuse, le territoire a été épargné par la guerre. En absence de statistiques spécifiques, on est conduit à penser que son industrie laitière a globalement moins souffert par manque de main-d’œuvre, que celle d'autres régions. En effet, la tradition veut qu'en Franche-Comté, beaucoup de fromageries produisant du gruyère soient tenues par des fromagers d'origine suisse, qui neutralité oblige, furent maintenus sur place pendant la durée de la guerre (8)

Paul Hutin, achète donc le domaine de la Charmotte, puis reprend une petite beurrerie à Autrey-lès-Cerre à l'est de Vesoul. Quelques mois après son installation à la Charmotte, une première opportunité d'accroître son activité se présente. Suite au décès de Célestin Chappuis, laitier à Choye, (village voisin situé à 3 km au sud-ouest de Gy), par acte passé devant maître
Contesse, notaire à Gy, le 7 octobre 1921, il achète le fonds de commerce de laiterie pour 9000 fr (le matériel 1000 et clientèle et achalandage 8000 fr) et signe un bail de location de 9 ans, concernant le bâtiment servant de laiterie, un ancien moulin installé sur la Colombine avec bief et roue à aubes, appartenant à madame la marquise de Coligny. Les producteurs du village apportant leur lait à la laiterie matin et soir, la transformation (beurre- crème-metton et gruyère l'été) est maintenue sur place.

À la Charmotte, il procède à divers aménagements, dont la construction d'un bâtiment à usage de fromagerie (dans l'acte de vente, il sera précisé "nécessaire à la fabrication de fromage dit de Brie", l'étage étant réservé au logement du personnel. Mais, au bout de trois ans, déçu d'être dans l'impossibilité d'accroître réellement son activité, il décide de se retirer et de vendre les laiteries.

Souvenirs de son passage à la Charmotte....

Quelques anecdotes, illustrent la personnalité de Paul Hutin, défenseur des valeurs chrétiennes et des belles causes. Il se raconte encore dans la famille Milleret, que la vente de la Charmotte conclue, Paul Hutin, était venu voir Edouard, pour lui proposer de compléter le prix de la transaction qu'il jugeait inférieur à la valeur réelle du domaine. Homme d'honneur et n'ayant qu'une parole, Edouard refusa. De même, Paul, resta longtemps propriétaire de quelques parcelles de terre à Gy, qu'il louait à Eugène Thorelle, en lui demandant de verser le fermage … à l'école Menans. Son fils, Régis-François Hutin, me confia que son père était coutumier du fait et qu'en Bretagne, il donna des terres, voire une ferme, à des fermiers qui se trouvaient dans une situation moins favorisée que la sienne. Mais, en quittant la Haute-Saône, Paul Hutin, qu'on appelait familièrement "le vieux garçon" n'imagine pas encore qu'à 36 ans, sa vie va basculer et qu'un parcours professionnel et politique en tous points exceptionnel va s'ouvrir devant lui (9).

la vente du domaine de la Charmotte
La vente du domaine de la Charmotte et du fonds de commerce de laiterie de Choye, est conclue par acte établi le 25 février 1924, par maître Marcel Gruat, notaire à Dun-sur-Meuse, pour le prix de de 90.000 francs, au bénéfice de messieurs :
- Fernand-Louis Rouziés, né le 1 avril 1884 à Rignac (Aveyron) négociant, demeurant à Paris, rue Pétel au n° 5, époux de madame Louise Baillet -- et de Eugène-Jean Thorelle, né le 4 mai 1888 à Montreuil (Seine) négociant demeurant à Montrouge, 49, rue de Fénelon, époux de madame Germaine Chican, Le 18 mars 1925, la société est enregistrée au tribunal de commerce de Gray.

L'association Rouziès -Thorelle
Eugène Thorelle est déjà co-propriétaire avec Fernand Rouziès, d'une fromagerie à Mélisey (à 10 km au nord de Tonnerre) dans l'Yonne. Mais, en février 1928, ils décident de mettre fin à leur association. L'acte dressé le 2 février, par maître Flichy, notaire à Montrouge, officialise l'accord : la fromagerie de l'Yonne revient à Fernand Rousiez, alors que la Charmotte et le fonds de commerce de Choye sont attribués à Eugène Thorelle.

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La fromagerie Thorelle : Élevé dans le milieu du commerce, ses parents sont épiciers-crémiers à Neuilly Plaisance, Eugène Thorelle, s'est lancé dans le négoce en fromages (gros et demi-gros), à Montrouge, aux portes de Paris. Homme entreprenant et exigeant, il se désole des qualités fluctuantes des fromages qui lui sont proposés. La consommation de fromages progressant durant l'entre-deux-guerres, il décide de produire et affiner lui-même des produits de qualité, qui seront commercialisés chez des crémiers et épiciers parisiens.
Il convient de rappeler qu'à cette époque, la conservation des produits laitiers reste problématique en ville où les ménages ne disposant pas encore du froid ménagé, sont obligés d'acheter le lait, le beurre et le fromage en fonction de leurs besoins pour les 48 heures à venir au maximum. Le beurre et les fromages se vendent donc par petites quantités, souvent à la coupe et pour le lait en vrac.
Alors, qu'en Haute-Saône, beaucoup de fromageries s'orientent vers la production de gruyère et emmental, la Channotte, disposant au départ de ... 500 litres de lait par jour, va produire des pâtes molles et du beurre.

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L'étude des étiquettes renseigne sur l'évolution des produits, qui sont d'abord vendus avec une simple localisation géographique : fabriqué en Haute-Saône ou en Franche-Comté, c'est le cas du "le petit choye" et "le délice comtois". Puis, la localisation devient plus précise, le « coulommiers" est fabriqué à Gy, "le petit Gy" est fabriqué au Parc de Gy alors que "le charmeur" et "l'excellent" sont sous étiquette "Domaine de la Charmotte " à Gy (Haute-Saône) avec dans un premier temps les initiales E.T ‘pour Eugène Thorelle, puis le blason de la ville de Gy et la devise  « Ferme comme Gy » Par contre, sur certaines étiquettes de "Brie" portions, il est indiqué : fabriqué à Gy (HS) et caves d'affinage 46-48 rue Fénelon - Montrouge (Seine) (10).

Les fromages fabriqués, après égouttage, sont immédiatement transférés dans les caves de Montrouge. Au début, le transport est assuré par train de nuit, au départ de la gare de Gray, puis par la route soit un trajet de presque 400 km. Au niveau local, deux points de vente sont installés, un magasin dans la grande rue à Gy et l'autre à la Charmotte.
L'éloignement entre le siège parisien et la Charmotte, posera toujours un problème d'organisation. En l'absence du "patron " sur le site, la présence d'un régisseur, homme de confiance, apte à assurer la direction de la fromagerie, puis de l'ensemble fromagerie-ferme, va conditionner la rentabilité du site. C'est Jean Lasne (°1885 à la Celle sur Morin - 77) un cousin d'Eugène Thorelle, qui venu de Seine-et-Marne, va faire office de régisseur, alors, que le premier fromager embauché par Eugène Thorelle, est Claude Lessieur (°1900 à Charentenay-70) (11)

Périodiquement la famille Thorelle, souvent accompagnée de parents où d'amis, vient passer quelques jours de détente à la Charmotte. C'est l'occasion pour Eugène Thorelle, de faire le point et d'arrêter les grandes orientations du site. C'est ainsi qu'il est décidé de construire et exploiter une porcherie, afin de valoriser au mieux sérum et babeurre. Puis au début des années 30, de créer une exploitation agricole à vocation laitière. Le lait produit sur place va notamment permettre de lancer la production de brie fermier, dont la fabrication est confiée à Mademoiselle Goudailler, venue spécialement de la région de Meaux.
En 1930, Maurice Droz (o 1900 les Gras-25) est nommé régisseur. Il va devenir "l'homme de confiance - le patron", passant 40 ans de sa vie professionnelle’ à la Charmotte. La fermeture de la laiterie de Choye intervient au début des années 30, le lait étant dirigé vers la Charmotte.

En octobre 1935, Eugène Thorelle, décède des suites d'une opération chirurgicale, il n'a que 47 ans et laisse une épouse et un fils Roger, âgé de 14 ans. Omniprésent depuis plus de vingt ans à la tête de la "Maison Thorelle", il a acquis une notoriété certaine, dans le milieu du négoce parisien des produits laitiers. Ayant très vite compris que la qualité des produits conditionne le commercial, il a fidélisé une clientèle de crémiers et épiciers et travaille avec un mandataire aux halles de Paris, ce qui lui permet d'écouler la totalité des fromages produits à la Charmotte.

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                            Photo : Germaine Thorelle assurant les livraisons à Paris.

Une femme chef d'entreprise ....
Son épouse Germaine, se retrouve donc seule, confrontée à la rude réalité de la gestion d'une entreprise, qui de surcroît est basée sur deux sites éloignés de 400 km l'un de l'autre, mais avec courage elle décide de continuer l'œuvre de son mari. À Montrouge, elle est à la cave où elle retourne les fromages et suit leur affinage, surveille les livraisons, maintient le contact avec la clientèle, tout en gérant la société. À Gy, elle achève la nouvelle fromagerie, un bâtiment construit sur 3 niveaux, le sous-sol étant réservé au garage des véhicules, la réception du lait et des salles de fabrication occupant les deux autres niveaux. De même à la ferme, une étable et des bâtiments de stockage sont érigés. L'extension de la porcherie permettra d'accueillir jusqu'à 600 porcs à l'engrais.

La collecte est de l'ordre de 2 millions de litres de lait en 1938. Ce qui place la Charmotte parmi les plus importantes fromageries du département, derrière Landel à Loulans-lès-forges, la SAFR à Corneux, la coopérative des agriculteurs réunis à Neuvelle-lès-Champlitte et la laiterie Maggi à Port sur Saône.
En 1940 c'est l'exode, précipitamment Germaine Thorelle et son fils, accompagnés « de membres du personnel, quittent Paris et se retrouvent ... à Bordeaux. Au retour deux mois plus tard, les fromages restés en cave sont dans un piteux état... c'est le grand nettoyage. Les quatre années d'occupation demeurent une période difficile, où il faut se soumettre à une administration tatillonne, aux contrôles, réquisitions ...la concurrence est rude, les jalousies et les coups bas courants, mais Germaine Thorelle, fait face.

Comme en 1947, où pour mettre fin à des rumeurs et attaques émanant de collègues peu scrupuleux, Jean Thomassin, préfet de Haute-Saône se fait un devoir de rappeler par écrit, que pendant la période où il vivait dans la clandestinité, Madame Veuve Thorelle, prit le risque de l'héberger à Montrouge, alors qu'une partie de son groupe de résistance, se cachait à plusieurs reprises à la Charmotte. l| faut dire qu'à l'époque, dans un département qui compte encore quelques 240 laiteries-beurreries et fromageries, la concurrence est vive et le régionalisme aidant, des sociétés dont le siège est hors département, comme la SAFR à Corneux, Maggi à Port-s-Saône et la Charmotte, sont jugées comme étrangères, donc indésirables.

En 1949, la société prend le nom de "Société laitière de la charmotte - Veuve Thorelle et fils ". Le siège social est maintenu au 48, rue Fénelon à Montrouge (Seine).
Quand Germaine Thorelle, décède en 1960, elle laisse le souvenir d'une femme courageuse, faisant preuve d'autorité et d'un grand charisme, possédant des qualités évidentes pour manager une entreprise. Ayant su se faire respecter dans le milieu du négoce des produits laitiers où, il faut l'avouer les femmes sont encore rares.

Roger Thorelle, "successeur "
À 39 ans Roger, dont les qualités commerciales sont reconnues, prend la direction de la société. En Haute-Saône, la production laitière entre dans une période de croissance. La collecte à la Charmotte atteint 3.5 millions de litres en 1962, soit en moyenne 10000 litres/jour avec des pointes à 15 000. Les excédents de lait d'été sont utilisés pour la fabrication d'emmental, les fromages étant affinés et commercialisés par les caves des frères Boucher à Annecy. L'effectif du personnel de la fromagerie atteindra une vingtaine de personnes et 4 ou 5 à la ferme. La zone de ramassage va progressivement s'étendre, dans un rayon de 30 km autour de Gy, la collecte atteignant 11 millions de litres de lait.
En 1964, Maurice Droz, prenant sa retraite, Emile Richème, lui succède. Son arrivée en Haute-Saône étonne, car cet ingénieur agricole est un pionnier du testage et de l'insémination artificielle dans le Jura où, il a créé en 1948 le centre d'insémination de Crançot (12). Son premier travail est de mettre en place un programme d'amélioration du niveau génétique du troupeau laitier. Mais, son exil ne dure pas et l'année suivante il réintègre le Jura. Marcel Jeandot, venu du département de |'Yonne, lui succède.

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Trente cinq ans après son lancement, "Le charmeur" trouve la consécration, en obtenant une seconde médaille d'or au concours général agricole de Paris de 1970. Cette longévité s'explique par la qualité des fromages fabriquées à la Charmotte, mais également par une stratégie commerciale qui s'est avérée payante. Roger Thorelle, aimait raconter que lors de ses tournées en clientèle, il était souvent accueilli chez les détaillants par un sympathique "tient, voici le charmeur  !".
L'ouverture du marché d’intérêt national de Rungis en 1969, annonce la concentration du négoce, mais également de la distribution. Des supermarchés s'installent un peu partout, leur approvisionnement étant assuré par les centrales d'achat des grands groupes. Ce mouvement va entraîner de profonds changements et annoncer à terme la disparition du commerce de proximité : crémiers et épiciers de quartier.

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En septembre 1970, Roger Thorelle, prend la décision de se retirer avec sa famille à la Charmotte, laissant la responsabilité de la cellule commerciale de Rungis et du site de Montrouge à son bras droit : André Bosset. Une façon de permettre à ce dernier de poursuivre son activité durant 4 ans et atteindre l'âge où il put faire valoir ses droits à la retraite. En 1974, c'est donc l'arrêt définitif de l'activité commerciale et la vente du site de Montrouge. La fromagerie de la Charmotte est louée à la société des fromagers savoyards (13).
Changement d'orientation, les bassines font place aux cuves multiples pour la fabrication d'emmental. Lors de la reprise des fromagers savoyards par le groupe Préval, la Société laitière Haute-Saônoise est spécialement créée (Mugnier, en fut le directeur) pour prendre
le contrôle des laiteries de la Charmotte, Equevilley et Montcey. Mais, suite à des restructurations au sein du groupe, le bail n'est pas reconduit et l'activité de la fromagerie
de la Charmotte cesse définitivement le 31.12.1983. La zone de ramassage est alors reprise par les fromageries Milleret à Charcenne et Mulin à Noironte (Doubs)
La ferme d'une superficie de 120 ha, les bâtiments, le troupeau laitier de qualité et ses 230 000 litres de références laitières... seront vendus en 1987.
Roger Thorelle, nous a quitté le 18 janvier 2008.

La boucle s'est ainsi refermée, après soixante dix ans d'activité laitière, le calme s'est de nouveau installé sur le domaine, devenu un lieu de villégiature "Gîte de France" fort apprécié d'une clientèle française et étrangère, à qui Mamie Thorelle et sa fille Claudine, se font un plaisir de raconter l'histoire de la fromagerie du domaine de la Charmotte...

Gérard GlBEY - Camembert Muséum - Nov. 2014

Remerciements : vont en particulier aux familles Milleret, Hutin et Thorelle, pour leurs témoignages et la mise à disposition de fonds iconographiques.
Notes :
1 - Edmond, Marie, Joseph Milleret, est né le 16 novembre 1867 à Charcenne, dans une famille de viticulteur-cultivateur. Sa scolarité se passe à l'institution sainte Marie à Gy, Edmond, a laissé le souvenir d'un homme charitable, son petit-fils Jacques Milleret, disait de lui, "que toujours à l'écoute de son prochain, il avait l'étoffe d'un conseiller général... "

2 - L'union des syndicats communaux de Haute-Saône : la loi du 21 mars 1884, accordant la liberté syndicale, deux syndicats agricoles respectant le clivage politique vont voir le jour et s'opposer durant plus d'un demi siècle en Haute-Saône. Avec le soutien de la puissante société des agriculteurs de France, qui souhaite maintenir son emprise sur les campagnes, l'aristocratie de Haute-Saône, bénéficiant d'un vaste réseau de complicités, va créer le syndicat des agriculteurs de Haute-Saône, des mutuelles d'assurance et des caisses de crédits agricoles, regroupés au sein de l ‘union des syndicats communaux de Haute Saône, ayant son siège à Gray.

3 - Le metton : caillé obtenu par acidification du lait écrémé. Après fermentation le metton entre à la préparation de la cancoillotte.

4 - Pourquoi parler de l'école Menans ? - Créée en 1877, l'école est tenue par les frères maranistes, excellents enseignants, sont avant tout des éducateurs. L'ordre de la fermeture autoritaire de l'école en 1903, fut un déclic qui renforça les liens entre la population, les anciens élèves et le personnel de l ’école et c'est sous cette pression qu'elle sera maintenue. Ecole réputée, de nombreux jeunes gens de la région mais également d’Alsace, y firent leur scolarité. Formant une grande famille solidaire, Menans fut un véritable vivier de responsables et entrepreneurs de conviction, ayant une certaine vision de la vie et de l'homme. Si Edmond Milleret, fut le premier président de l'amicale des anciens élèves de Menans, son fils Henri, puis son petit-fils Jacques lui succédèrent.

5 - en 1921 - Charcenne compte 3 laiteries, celle d'Alexandre Chollet, d’Emile Pillot et une laiterie annexée à une boulangerie tenue par Joseph Milleret, le frère d 'Edmond.

6 - voir dans la rubrique "Historiques du site camembert-muséum "les articles très documentés de Bernard Wagner, concernant les fromageries de la Meuse et en particulier Cléry-le-Petit, Lacroix sur Meuse et Bovées-s/B, tenues par des membres de la famille Hutin.

7 - Les familles apparentées Hutin, Loevenbruck, Roustang, Thirion, Renard, Gillard ..., vont constituer un groupe d'industriels laitiers, une grande famille où règne la solidarité et l'entraide technique et financière. Ce groupe a marqué de son emprunte l'histoire de l'industrie laitière d'un vaste bassin laitier s'étendant sur la Champagne et la Lorraine. Seul Jules Hutin, qui exploita une fromagerie à Blaise-s/Arzillières, tentera l'aventure dans l'ouest en reprenant une fromagerie à Condé-sur-la Sarthe dans l 'Orne, c'est là que son cousin germain, le maître fromager Jean Verrier, mettra au point le camembert le "Rustique". Ce dernier et Jean Thorelle, ayant fréquenté le même collège parisien, ont longtemps correspondu.

8 - Statistiques - Lors du recensement de l'agriculture en 1929, 46 % du personnel de laiterie (fromagers, ouvriers et aides) de Haute-Saône sont d'origine étrangère dont 98% Suisse.

9 - De retour en Lorraine, Paul Hutin, tout en travaillant à la fromagerie familiale à Bovée, est journaliste, puis directeur du périodique meusien "l ’écho de l ’Est" et se lance en politique. Mais, sa vie va basculer, lui le vieux garçon, comme on disait à Gy, épouse le 26 novembre 1926 à Rennes, Magdeleine Degrées-du-Loû, fille d'Emmanuel Degrées-du-Loû, militant du christianisme social et co-fondateur avec l'abbé Trochu du journal "l Ouest-Eclair" en 1899. Il faudra toutefois une période probatoire avant que son beau-père, l'accepte en 1930 au sein du journal. En 1940, militant anti-nazi, il se fond dans la campagne bretonne, ce qui ne l'empêchera pas d'être arrêté  par la gestapo pour propagande gaulliste et incarcéré. En août 1944, quelques jours après la libération de Rennes, il fonde le journal « Ouest-F rance » qui va devenir le 1° quotidien régional de France. Il est également aux côtés du général de Gaulle, lorsque celui-ci fait son entrée dans Paris et remonte les Champs-Elysées. Humaniste et pro-européen, il est député MRP du Morbihan de 1946 à 1955. En 1958, le président de la République, René Coty, lui remet les insignes de commandeur de la Légion d'honneur. Paul Hutin, meurt le 25 mars 1975 au Rheu (Ile et Vilaine). Son fils Régis-François Hutin, à la tête de l ’Ouest-France depuis 1984, règne sur un empire, très diversifié regroupant quelques 7000 salariés.

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10- les marques du domaine de la Charmotte, déposées au tribunal de commerce de Paris :
- le 30 décembre 1933 : "le brie E. Thorelle "
- le 18 avril 1935 : "le Petit Choye" et "le Petit Gy"
- le 21 septembre 1935 : le "délice francomtois" et "le charmeur"
- le 7 avril 1937 : le "camembert du domaine de la Charmotte"
- le 28 décembre 1938 : "le Petit Rex"
La société est enregistrée : Domaine de la Charmotte : n° 70 EP puis 70 282 013.

11- Parmi les fromagers : Georges Tard (o 1901 à Godoncourt-88) et Paul Charband (o 1903 à la Ferté-Gaucher-77), venu de la Seine-et-Marne, riche d'une expérience en matière de
fabrication de Bries. Fernand Deschamps (o 1912 à Avrigney- 70), Maurice Roy (o 1903 à Gy- 70), Clément Bergeret (o 1870 à Geneuille-25), et Nicolas Paul (o 1881 à Longechaux-25) - Ramstein André (o 1910) - Ramstein Charles (o 1924) - Gnecchi Edouard (o 1932) - Paul Formet (o 1895) - Roussy - Guichard '
À Choye : Affentrange Louis (o 1898 à la Chaux-de-fonds) puis Montandon Arthur (o 1889 à la Brévine), fromagers originaires du canton de Neuchâtel en Suisse,..

12- Emile Richème, né en 1920 à Revigny (39). Ingénieur agricole, il est dans un premier temps directeur de la CGA du Jura. En 1948, il crée le centre d’insémination de Crançot. Passionné par son job, c'est un pionnier du testage sur descendance, puis en 1960 il lance la sélection linéaire. Il crée en 1979, Montbéliarde-sélection, une association d ’insémination artificielle bovine dissidente, qui ne sera jamais reconnue par le ministère de l'agriculture. Richème, persiste et entraîne dans l'illégalité, un groupe d'éleveurs jurassiens. Possédant un charisme d'exception, ce fut avant tout un grand technicien et vulgarisateur, un meneur d'hommes, certains diront un gourou, capable de mobiliser quelques centaines de sympathisants en un temps record, pour manifester ou s'opposer à l'arrivée des forces de l'ordre au centre d ’insémination, suscitant la passion des uns et la haine des autres.

13 - la société des fromagers savoyards, fut créée par Michel et Christian Bouchet, d’Annecy,regroupant au départ des affineurs savoyards, elle exploita des caves d affinage à Gray (70)

 

Date de dernière mise à jour : 07/08/2020